'' Transfert | Une histoire de la performance sur la Côte d'Azur de 1951 à nos jours

Transfert

Tags libre: 
lait
Concepteur: 
Gina Pane
Executant: 
Gina Pane
Sources bibliographiques: 
cité in catalogue Gina Pane, Cadran solaire, Troyes, 1991, p. 139
Organisateur: 
Gina Pane
Effectuations: 
Objets: 

constat d'action : 6 photographies montées sur panneau signé et commenté

Technique description référence: 
constat d'action : 6 photographies montées sur panneau signé et commenté
Documents: 

L'espace mental de Gina Pane

Type: 
Imprimé
Technique description référence: 
compte rendu de l'action par François Pluchard, in <em>Artitudes n° 5</em>, été 1973, pp. 16-19
GIOVAN
Gina Pane | trace de la performance "Transfert", 1973 | © DR | courtesy de l'artiste
Description: 
L'espace mental de Gina Pane

L'action Transfert, divulguée le 19 avril à Space 640, à Saint-Jeannet, a introduit une nouvelle dimension spatiotemporelle dans l'œuvre de Gina Pane. C'est aussi la première action dans laquelle l'artiste a procédé à une mise en condition du public en dehors de sa propre présence physique, par auto-participation de celui-ci qui, invité dans une auberge de la localité, ne pouvait obtenir - quelle que soit la boisson demandée - que de la menthe à l'eau. Seule une petite table, au centre de la salle, portant un verre de lait, une serviette et un morceau de savon utilisés durant plusieurs jours par l'artiste pour sa toilette ; soulignait à la fois la présence mentale de l'artiste et son absence physique. La menthe, dont l'omniprésence envahissait peu à peu le psychisme de chaque individu, le lait qui renvoyait à l'essence de la vie et les accessoires de toilette qui ramenaient à la banalité organique créaient un état de tension propice à l'interrogation et à l'audition du discours corporel qui allait suivre, lorsque, trois quarts d'heure après le début de l'action, le public a été appelé à se rendre à la galerie, violemment éclairée, dans laquelle se trouvait l'artiste, debout au fond de la pièce, et où il retrouvait les éléments antagonistes du procès biologique que Gina Pane allait instruire : deux verres de menthe et deux verres de lait.

Trois actes précis et d'une intensité émotionnelle croissante ont marqué Transfert : une tentative vouée à l'échec, en dépit des efforts de l'artiste, d'atteindre un verre de menthe placé sur une tablette fixée au mur, mais hors de portée de la main, velléité suivie de l'absorption d'une partie du lait contenu dans un verre placé lui aussi ' sur une tablette fixée surie mur opposé, à hauteur de la bouche ; une tentative elle aussi condamnée à l'échec de boire alternativement dans un verre de lait et dans un verre de menthe placés sur le sol de manière que l'artiste, assise et les jambes étendues, ne pouvait ni atteindre le lait en renversant la tète ni boire la menthe en s'inclinant vers l'avant. Le dernier acte est celui qui apporte la réponse : en prisant avec une pierre un verre de menthe et un verre de lait, en léchant le mélange à travers les débris de verre, l’artiste a obtenu la fusion des deux éléments au niveau biologique, donc celui qui, en un constant dialogue, est engendré par l'esprit qui le génère lui-même. Plante commune de la région méditerranéenne (à laquelle renvoyait aussi un très beau portrait d'une femme nonagénaire), la menthe symbolise lé désir qui est toujours inassouvi parce que son essence même est l'inaccessibilité. Dans le champ de nos déterminismes, l'inassouvissement du désir entraîne le refoulement, le recours au lait maternel, à la remontée vers le fœtus, à la rétraction vers un passé nébuleux, mythique et réactionnaire qui détruit l’individu et le condamne progressivement et irrévocablement à toutes les démissions. Nombre d'idéologies présentes ont pour finalité cette recherche du refoulement individuel en vue d'un bonheur collectif utopique. C'est ce qu'a clairement, montré et dénoncé Gina Pane en lapant de plus en plus avidement le verre de lait, d'abord sur sa tablette, ensuite tenu à pleines mains. Certains êtres croient pouvoir concilier le refoulement et l'inassouvissement du désir, se déclarer individus conscients et respectueux de l'homme et plaider, par exemple, pour le maintien de la peine de mort. Cette voie moyenne n'est qu'une impasse, ouverte à la seule possibilité de nouveaux refoulements, qu'une tromperie propre à mystifier plus encore les individus en leur présentant comme abolition d'une morale asservissante, donc triomphe d'un progrès de la pensée, ce qui précisément rabaisse l'homme au rang de machine à calculer les sentiments, les désirs, les droits individuels. C'est par un rire agressif, violent, accusateur, que Gina Pane a plusieurs fois de suite établi le constat d'échec de cette tentative. Il est bon de remarquer pour souligner l'importance que Gina Pane attache à cette dénonciation, que c'est la première fois qu'elle a rompu le silence (son propre silence extérieur) au cours d'une action. Cet éclat de rire d'une conscience meurtrie est une des choses les plus dures et les plus émouvantes que Gina Pane ait dites jusqu'à ce jour.

Plus que le sperme, c'est le sang qui définit le plus immédiatement la vie. C'est lui qui porte le discours de Gina Pane, c'est lui qui a ensemencé l'amalgame intime du lait et de la menthe, du refoulement et du désir inassouvi, épars au milieu des débris de verre, volonté neuve née d'une destruction brutale, d'une réfutation collective en vue de la création d'un schéma intellectuel inédit, qui pourrait être le dépassement d'une morale trompeuse par la conscience d'une finalité possible de l'homme, redevenu viable, non par le recours stérile aux sciences matérialisantes, mais dans sa complémentarité chair-esprit. Le propos de Gina Pane est le remplacement d'une dualité manichéenne désuète par une généreuse harmonie.

De toutes les actions divulguées à ce jour par Gina Pane, Transfert est celle qui a le plus insidieusement défini la fonction perturbatrice, contestataire et correctrice de l'art corporel. Elle a précisé le rôle rénovateur et salvateur de la douleur de l'artiste en montrant que le surgissement possible de l'homme retrouvé passera par la souffrance assumée d'une conscience prospective. Enfin, au niveau de la technique d'expression, elle a véritablement fait appréhender le fait que l'espace de ses actions corporelles n'est pas physique mais mental. Il y a dialogue de conscience à conscience, comme une sorte d'accouplement auteur-spectateur, entre la tension émettrice et la tension réceptrice. Atteint ce degré d'intensité et d'efficacité, il serait vain d'insister sur la qualité du discours chromatique dans les constats photographiques de l'action ou sur tout autre critère essentiellement pictural. Il en est avec Gina Pane comme avec tous les authentiques créateurs de l'époque : la beauté est irrémédiablement devenue l'expression d'une conscience qui refuse et qui assume ce refus dans sa chair.
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