in Sipario
le désir en 1967
"Le théâtre, comme le ballet ou l’opéra, est un anachronisme. Il nous donne encore une certaine joie et une certaine stimulation, mais ce n’est pas une institution de notre époque et on ne peut s’attendre à ce qu’il dure encore bien longtemps". Ce désenchantement que formulait récemment Orson Welles, il faut dire que si un public de plus en plus - ou, selon le cas, de moins en moins - nombreux y souscrit, c’est que le théâtre en tant qu’industrie, en tant que mise en spectacle d’idéologies ou bien en tant que jeu de société, a définitivement cessé d’être l’art magique révolutionnaire dont nous avons actuellement besoin. Qu’il soit de boulevard ou de propagande, de bonne ou de mauvaise conscience, que peut un théâtre qui ne se met pas d’abord en question lui-même, et qui ne met pas en cause le rapport de sujet à objet qu’il établit, le mur de Berlin qui, en chacun de nous, sépare le désir de sa réalisation ? Aujourd’hui, Dada a été récupéré par les Musées et Artaud, déjà tripoté par l’Université et par Madame Express, fera bientôt l’objet de dictées dans les écoles où, d’ailleurs, on continue de crétiniser les enfants à qui l’on dénie d’avance toute expérience hallucinatoire (provoquée ou non) comme s’il fallait absolument en rester à la Raison et à la Réalité de monsieur Thiers. Justement, qu’est-ce qu’une culture qui ne met pas en question et en danger ?
Quand une société théâtralise la vie politique, la vie sociale pour pouvoir exercer sur elles un contrôle toujours plus militaire et interdire tout jeu des instincts, toute mutation structurelle, quelle peut être la fonction du théâtre ? Peut-on encore considérer un théâtre des opérations qui soit "irréel", séparé de la vie ?
Tandis qu’un contre-courant - très mal vu celui-là, et mal regardé - inspiré d’Artaud et de Cage met en pratique une conception libertaire du monde, le théâtre s’est généralement laissé amputer de l’ essentiel. D’un côté, les créateurs entreprennent de faire fusionner l’art et la vie et de l’autre, par l’entremise des industriels et des fonctionnaires de la culture, l’État renforce toujours davantage les interdits d’un ordre dépolitisant, désexualisant, d’où la plus élémentaire notion de liberté est organiquement exclue. Lorsqu’un de ces fonctionnaires (1) décide que le "théâtre devra désormais se contenter de signes", il se réfère bien entendu à l’ensemble des signes que s’est constitué une civilisation autoritaire et dont Marx, Freud, Artaud ont depuis longtemps dévoilé la pourriture. Ces signes, ce théâtre là ne nous intéressent pas. C’est ce qui a été dissimulé, enseveli, réprimé qui nous concerne et non les "valeurs" truquées d’une culture naufragée.
Il s’est donc formé à Tokyo, à Prague, à San Francisco, à Buenos Aires, à New York, à Amsterdam, à Londres un contre-courant qui ne tient pas compte des diktats et dont les activités, pour être en marge de la culture reconnue comme telle, n’en déborde pas moins du cadre de façon constante. Il y a quelques années pour lui donner la parole à Paris, dans le malodorant panier des crabes parisiens, nous avons été amené à créer le Festival de la Libre Expression. Mal nous en a pris. A la réflexion, peut-être que non. Quelque chose a bougé. Quelque chose a éclaté. Sartre se demandait il y a peu de temps si le happening "n’est pas le contraire du théâtre, ou plutôt n’est-ce pas le moment où le théâtre explose?" Sur ce point, en tout cas, mes amis et moi sommes parfaitement d’accord avec lui. Les explosions, même au théâtre, ne vont jamais sans une certaine panique et une certaine confusion dont quelques trafiquants ne manqueront pas de tirer profit. Cependant, même si, comme on me l’a dit à Caen un magasin de chemises s’est appelé Happening ; ni même si aux U.S.A. un faiseur vend du pseudo-happening pour soirées mondaines ; même si en France ou ailleurs de vieux routiers du théâtre ou du cinéma mercantile tentent un plagiat superficiel de tel ou tel happening, cela ne veut pas dire que le contre-courant cité plus haut soit le moins du monde désamorcé ni sa puissance de dérangement affaiblie. Le happening est, en dépit de ses parasites, insaisissable et injustifiable, non qu’il ait manqué d’antécédents, à preuve ce Désir Attrapé par la Queue écrit par Picasso en 1941. Nous y percevons une ébauche géniale du théâtre total vers lequel s’acheminent les forces vives d’aujourd’hui. Ce poème scénique dont l’écriture automatique et le délire primitif méritent d’être connus au même titre que tel ou tel des nombreux modes d’expression de l’auteur des Demoiselles d’Avignon, nous avons donc choisi de le mettre à l’honneur. Le dés-ordre et le non-sens qui sont les siens, sa forme ouverte (sans commencement, milieu, ni fin), on les retrouve tout au long de l’œuvre peinte ou sculptée de Picasso comme la présence active d’Eros et de la mort. Je pense en particulier à cette superbe Femme au bord de la mer de 1965 exposée au Grand Palais (n° 275 du catalogue) qui, ainsi que la TARTE du Désir," ... pisse et chaudepisse pendant dix bonnes minutes" non pas sur une scène mais sur une plage. Je pense aussi au Minotaure accouplé à une femme ravie (n° 89 du catalogue) et surtout au Meurtre (n° 90 du catalogue) - exposés au Petit Palais- dont les spasmes d’amour/haine désignent par delà toute sublimation picturale ou dramatique les tréfonds du désir. Ce poème pose dans son entière gravité le problème/piège, essentiel à Georges Bataille, de la transgression. Pas un artiste digne de ce nom ne saurait l’éluder.
Si ce texte, écrit sous l’occupation nazie a encore un sens pour nous, si la vision de Gros Pied et la rage érotique de la Tarte nous parlent, c’est peut-être parce que si le Pouvoir n’est plus exactement ce qu’il était alors, sa nature, elle, est la même et que nous ne considérons pas que l’occupation - celle de l’homme par culture industrielle - soit terminée, au contraire elle n’a fait que s’alourdir. Les "mille mauvaises odeurs" de la Tarte choqueront-elles en 1967 ? Pourquoi ? D’où vient-iI qu’ elles soient perçues comme "affolantes" quoi que "mauvaises" ? A un autre peintre-poète, William Blake, de répondre aux prudes : "Tout désir qui n’est pas suivi de sa réalisation engendre sa pestilence".
Affiche du <em>IVème Festival de la Libre Expression</em>, Musée Picasso, Paris
Programme / manifeste dépliant du <em>IVème Festival de la Libre Expression</em>
Jean Jacques Lebel découvre en 1966, le texte de Picasso datant de 1941 « Le Désir attrapé par la queue ». Il décide de le mettre en scène dans le cadre de son IVème Festival de la Libre Expression. Dans un esprit de non-théâtre, il conçoit ce spectacle comme un énorme happening qui, tout en respectant scrupuleusement le texte, laisse une grande place à l'improvisation. Chaque soir la pièce est donnée, suivie d'une série de happenings improvisés par divers participants.
Devant le caractère inédit et subversif de ce spectacle, la direction du Papagayo à Saint-Tropez annule la programmation à la dernière minute. Jean-Jacques Lebel louera un chapiteau et s'installera donc sur un terrain vague appartenant à la commune de Gassin, juste à côté de Saint-Tropez.
Des films de Etienne O'Leary, Tony Conrad, Otto Mühl, Taylor Mead, Martial Raysse, Max Ernst, Gérard Patris sont projetés.
Taylor Mead ramène un chameau sur scène qui ne veut plus descendre.
Un soir Ben montrera ses fesses au public.
Jean-Jacques Lebel exécutera une pièce intitulée Mon cul sur la commode.
Le groupe Soft Machine participera également.
Tout ça a commencé à cause de Michel Leiris qui était venu voir un ou deux happenings et qui m’a dit en plaisantant: « c’est très bien tout ça, mais Picasso a fait ça avant vous » et il m’a donné le texte « Le Désir attrapé par la queue » qui avait été publié en 1946 ou 1947 chez Gallimard, dont il y avait eu une lecture par Sartre, Picasso lui-même, Lacan, Brassaï sous la direction d’Albert Camus... mon rêve a été d’en faire quelque chose... me voilà parti à la Californie à Cannes, en train, en 1966. Picasso me reçoit et me dit « Ah c’est toi qui fait ces trucs avec toutes ces filles à poil... », il avait lu ça dans la presse… Il m’a donc autorisé à monter sa pièce... Il m’a montré ce jour-là une masse de dessins érotiques qui étaient, à cette époque-là, invisibles...
J’ai donc trouvé un producteur, Victor Herbert, un américain qui y a vu un moyen de baigner dans ce bain de délire qui était le notre à cette période... on a commencé par vouloir le monter à Paris, il était question que Bernadette Lafont joue un rôle mais elle était prise sur un film, et puis j’ai tout de suite invité Taylor Mead, qui jouait dans les films de Warhol, une autre de la bande de Warhol : Ultra Violet qui voulait en être, un jeune acteur trotskyste Jacques Blot, Jacques Seiler excellent acteur qui était le mari de Rita Renoir, laquelle était une des célébrités du Crazy Horse Saloon. Elle était un véritable ready-made ambulant.
On a fait des répétitions et le monde du théâtre et celui du happening ne fonctionnaient pas ensemble, il y avait une incompatibilité de structure et de langage... on ne peut pas passer de Charlie Parker à Bach ! Il y avait des fêtes chez Victor Herbert pendant lesquelles nous répétions, alors on a eu l’idée, puisque nous voulions le faire pendant l’été, de le faire là où les gens allaient pendant l’été... Alors on a pris contact avec le gérant du Papagayo, une boîte de nuit à Saint-Tropez, pour monter la pièce là-bas... On a cherché à louer un chapiteau pour l’installer dans la boîte de nuit, nous avons été très aidés par Allan Zion, un cinéaste, et beaucoup de gens avec lesquels j’avais travaillé, Ben, etc. On a fait en polystyrène l’exacte réplique d’un portrait de Dora Maar par Picasso, sur laquelle on projetait ma bouche qui parlait, disait le texte, du moins la voix de l’auteur...
Sur scène il y avait des surprises tous les soirs. Une des femmes qui s’appelait Catherine Moreau avait une énorme paire de nichons, qu’elle adorait montrer, dont elle était extrêmement fière, sur lesquels elle avait écrit « chaud » et « froid », et elle se baladait dans le public en criant: « Qui veut du lait ? Qui veut du lait ? », un monsieur a levé le bras, elle est allée vers lui, c’était Picasso qui a dit: « Je veux les deux ! », elle est allée vers lui et lui a coincé la tête entre ses nibards... Tout ça n’était pas prévisible... Taylor Mead, lui, n’arrêtait pas de draguer, et ramenait ses amants d’une heure ou d’une nuit en disant : « J’ai trouvé un nouvel acteur ! » notamment, un algérien qui se baladait avec un chameau sur la plage pour que les enfants se fassent photographier ; Taylor l’a amené avec son chameau pendant le happening ! Avec Soft Machine qui jouait derrière, sur cette scène minuscule... Le chameau a pris peur, il a chié partout... C’était tout, c’était la vie !
Soft Machine c’est ma femme qui les a vus sur la plage à Sainte Maxime ; alors on est allé les voir. Ils dormaient sur la plage, ils jouaient et passaient le chapeau... Je les ai invités à venir jouer en échange de dormir sous le chapiteau, et on essayait, avec les quelques billets qu’on vendait, de se nourrir, évidemment la plupart des gens ne payaient pas, il en arrivait de toute l’Europe, ceux qu’on appelait des hippies, des défoncés, des nomades ; donc on vivait tous ensemble là, sous l’emprise de ce qui n’est malheureusement resté qu’un mythe : la révolution sexuelle...
À cette période, nous voulions, avec le happening, changer le rapport à la culture, qui était reléguée au rang de marchandise pourrie, changer le rapport aux structures mentales en nous livrant à des activités extra-culturelles et subversives...
Ceux qui ont participé au Festival de la Libre Expression voulaient que les choses adviennent, et il y a eu mai 68... le pays était arrêté, ça a eu des effets positifs et négatifs jusqu’à aujourd’hui... Et cet espèce de chien de faïence avec la grosse Rolex qui prétend tourner la page de mai 68... c’est qu’elle n’a jamais été tournée... elle est intournable... nous sommes encore dans cet espace-temps là, mais il ne le sait pas... peu importe d’ailleurs.
Au moment d’une conférence de presse au Papagayo, mais d’ailleurs qu’est-ce-que c’est qu’une conférence de presse ? Au début on a été gentil, on a essayé de répondre aux questions mais les journalistes posaient des questions tellement débiles, posées par des gens encore plus débiles. Ils imaginaient qu’on prévoyait tout ; on en a eu marre et l’un d’entre nous, Catherine Moreau je crois, a commencé à se déshabiller en disant que nous allions répondre autrement, et puis toute l’équipe s’est foutue à poil...
Le lendemain une des journalistes, une pouffiasse du Figaro s’est plainte à la Mairie, et on s’est fait expulser. Alors on s’est mis sur un terrain vague, on s’est fait casser la gueule deux trois fois... Le spectacle a repris, la partie Picassienne durait une heure, ça dépendait de Soft Machine, et après il y avait des happenings, des concerts...
Des tas de gens voulaient nous inviter chez eux... un acteur américain nous a dit « venez chez moi, j’ai une piscine », alors, on y est allé et on a fait un happening qui se foutait de la gueule des faux mystiques, et on a fait un pseudo rituel de lever du soleil, on se moquait des gens qui se moquaient des hippies, c’était Sun love... dans mes films en 16 mm on entendra pas les Soft Machine mais on les verra... ce n’était pas enregistré.
Un excellent ami, grand partouzeur qui s’est fait un nom, comme on dit, dans le design, qui a fait le design des TGV, des télés, était venu filer un coup de main ; moi j’en avais rien à foutre, je suis un ennemi du design ça me fait vomir, ça ne sert à rien, mais lui était sympathique, en réalité il s’en foutait, il nous a aidé à mettre au point la captation... il rameutait plein de gens à nos happenings...
Aujourd’hui les gens qui font de la performance n’ont qu’une idée en tête c’est de plaire à l’institution, nous on n’en avait rien à foutre, il y a une vraie différence entre ce que nous faisions, qui était en rupture et ce que qu’on croit aujourd’hui être l’art... c'est-à-dire de l’hypermarché, les reliques. C’est triste parce que c’est le culte des morts... on ne peut pas re-rêver un rêve d’il y a 50 ans... Il ne faut surtout pas devenir les anciens combattants d’une victoire ou d’une défaite... avec le happening on est en plein dans le qui-perd-gagne... ou le qui-gagne-perd... on est dans une expérience... qui ne peut pas être réduite à un produit exposable...
Transcription d’un entretien entre Arnaud Maguet et Jean-Jacques Lebel, 2011.
Transcription d’une rencontre avec Jean Jacques Lebel, 12 mars 2009, chez lui autour du Festival de Gassin
Gassin, c'est une longue histoire. Ça commence par Michel Leiris, qui était un ami très cher. Je crois que c'était en 1964, peut-être même avant, je ne sais pas si il était venu à la galerie Cordier en 1962, mais en tout cas c'était au début des années 60. Il me dit en voyant mes happenings « c'est formidable ce que tu fais, j'aime beaucoup ça ». Vous savez sûrement qu'il s'était intéressé aux phénomènes de possession à Gondar, dans l'annexe de L'Afrique fantôme, donc en matière de transe et de phénomènes de ce genre, il savait de quoi on parlait. Il savait aussi que j'étais un proche de Michaux, que je m'intéressais à Artaud, que nous avions fait des expériences de peyotl, de mescaline et de psilocybine. Nous avions fait des recherches sur ce qu'Artaud appelait « le cri organique de l'homme » (et de la femme bien sûr !). Donc Michel Leiris m'a dit que c'était bien, que ce n'était pas de l'ordre du spectacle ni de la marchandise culturelle du tout venant. Il comprenait ce que mes amis et moi cherchions, et il était évident que cela se rattachait à une lignée expérimentale, qu'il s'agissait d'un laboratoire mental, social, politique et artistique dans la lignée de Dada et du Surréalisme. Je dirais, cette partie du Surréalisme qui vient de Dada. C'est à dire pas le style surréaliste, mais plutôt cette pensée, qu'on osait qualifier à l'époque, et que je continue de qualifier de révolutionnaire. Je sais qu'aujourd'hui à l'ère du « Sarko-Ségo » cela ne veut plus rien dire. Maintenant, c'est la lessive qui est révolutionnaire, ou la voiture, mais que l'être humain puisse être révolutionnaire ça ne leur vient pas à l'idée.
Michel Leiris m'a donc encouragé, mais en me taquinant. Il m'a aussi dit que nous n'avions rien inventé, que Picasso l'avait fait avant nous. Picasso ? Ce stalinien pourri ! Il m'a expliqué que Picasso avait écrit une pièce, qui n'était pas une pièce, tout en étant du théâtre. J'ignorais tout cela. Il me donne donc le texte qui était publié chez Gallimard. Je tombe par terre ! Le Désir attrapé par la queue est un chef-d’œuvre. Contrairement à ce que les gens superficiels disent, la pièce n'a jamais été montée. Elle avait été lue chez Leiris, 53 bis quai des Grands Augustins, sous la direction de Camus, avec Sartre, de Beauvoir, Queneau et en présence de Lacan. Il y a les fameuses photos de Brassaï. En rendant visite à Leiris il m'a montré l'endroit où cela s'était tenu. C'était tout petit, donc il n'y avait eu qu'une lecture, en aucun cas la pièce n'avait été montée, ce qui n'est pas pareil. J'avais ensuite entendu dire qu'il y avait eu une tentative, plus ou moins réussie à Berne, chez Meret Oppenheim avec Daniel Spoerri...
Cette pièce était inouïe, ce n'était ni du happening, ni du théâtre, c'était de la poésie ou je ne sais pas quoi, mais c'était génial. Peu importe la définition. J'ai dit à Leiris que je voulais monter Le Désir attrapé par la queue. Comme il voyait souvent Picasso, il m'a proposé de lui en parler. Un jour il m'a dit que Picasso allait nous recevoir. Nous avons pris le train pour Cannes. Picasso tutoyait toujours les gens. Il m'a dit: « Alors, c'est toi qui fais ces trucs complètement cinglés ─ il n'a pas prononcé le mot happening─ avec des filles à poil ? » Je lui ai dit : « Oui, ce n'est pas pour vous déplaire je suppose, les filles à poil ». C'était un peu stupide de qualifier cela comme ça mais enfin j'étais tellement content d'être là que je n'allais pas critiquer ! Il m'a répondu en riant qu'il aimait beaucoup les filles à poil. Nous avons alors commencé à discuter. Je lui ai dit que j'aimais beaucoup certains de ses tableaux et dessins, et que leur moteur érotique me passionnait. Comme c'était un copain de Michel, il m'a dit « On y va ! ». Il a alors sorti un trousseau de clés, il a ouvert une grande porte, ensuite une deuxième porte, puis une espèce de meuble gigantesque avec des tiroirs, qui étaient fermés à clé aussi. C'était vraiment fermé à clé partout parce qu'il ne voulait pas que les gens voient.
Il y avait des dessins érotiques qui commençaient en 1903, et qui allaient jusqu'en 1966. Ça a continué en 67, 68, 69 et encore après. Ça a donné d'ailleurs plus tard les expositions que j'ai organisées, surtout à Montréal. Celle du Jeu de Paume, je m'en suis désolidarisé car c'était châtré, et il n'y avait pas de pensée... Mais à Montréal, avec Guy Cogeval, j'ai pu faire une expo Picasso sous l'œil de Duchamp. Il y avait des tiroirs dans le tiroir, dans le tiroir... Ça déployait la pensée picturale de Picasso sur un plan philosophique. Sans cela ça n'avait pas d'intérêt. Nous avions mis La Pisseuse, gravure de Rembrandt, qui avait inspiré Picasso pour sa Pisseuse, qui était chez Leiris d'ailleurs, et qui est maintenant à Beaubourg. Il y avait aussi les monotypes de Degas au bordel. J'ai donc fait de l'histoire de l'art mais en reconstituant une chambre de bordel de Barcelone, d'après les citations de ses aquarelles, en faisant vraiment de l'histoire de l'art savante mais pas « chiante ».
Quand je vous parle de la Pisseuse de Picasso, elle est de 1963 je crois, ce n'est pas par hasard. Il y a aussi une pisseuse dans la pièce. Elle pisse pendant dix minutes. Picasso était fasciné par cela, donc tout se tient. Je lui ai dit que c'était extraordinaire et que je ne m'étais pas rendu compte de tout cela. Évidemment il ne l'avait jamais exposée. Il a exposé cela en Avignon en 1971, près de dix ans plus tard. Pourquoi ? Parce que les marchands n'en voulaient pas. Parce que son marché principal c'était les États-Unis, et que les États-Unis c'était, et c'est toujours, archi-puritain ! Comme Picasso aimait beaucoup le fric et la gloire, et que ses marchands aimaient encore plus le fric et le pouvoir, il ne fallait pas montrer cet aspect scandaleux et subversif de l'œuvre parce que cela aurait fait peur aux américains, point à la ligne ! Et aujourd'hui, on en est toujours là !
Bref, je me rends compte qu'il s'agit là d'une œuvre de génie, qui dépassait absolument tous les clichés, soit staliniens, soit cucu-la-praline dans lesquels on enferme Picasso, une œuvre qui va très loin. Je lui ai dit que je voulais monter la pièce et il a dit : « On va voir. Michel qu'en penses-tu? » Michel Leiris évidemment était enthousiaste. Picasso a alors dit: « Je vais devoir lui demander des droits à ce jeune homme! Picasso c'est quand même important, je vais donc lui demander la somme colossale de zéro franc et zéro centime. » et en rigolant il a ajouté « Je t'ai angoissé petit con ?! Mais tu vois je suis quand même un type bien ». Il savait qu'il avait la réputation d'avoir été archi-stalinien, c'était un fait. Pour certains il était « mort ». Il y avait des gens comme le critique anglais John Berger qui disaient qu'il était « mentalement mort ».
Or, il y avait tout un Picasso secret. Toute sa vie depuis son adolescence dans les bordels de Barcelone jusqu'au moment où je suis venu chez lui en 1966, il avait continué, il y avait un moteur secret de toute une œuvre secrète. Et Le Désir attrapé par la queue en était le fleuron le plus magnifique, sur le versant poésie-écriture.
A l'époque on le savait beaucoup moins que maintenant, il n'y avait pas eu de publications sur cette écriture merveilleuse.
Voilà. J'ai donc cherché un producteur, un américain fou qui s'appelait Victor Herbert, chez qui il y avait des « parties » le dimanche. Il avait été prolo, chauffeur de taxi, il est toujours vivant d'ailleurs. Il avait joué en bourse et avait gagné beaucoup d'argent et il s'était retiré à Paris pour mener la belle vie. Il avait un magnifique atelier d'artiste rue du Val de Grâce. Il recevait là, on était très copains. Il voulait faire de la production de cinéma. Il avait beaucoup d'argent et était très timide. Il n'avait pas beaucoup de succès auprès des filles, alors qu'à l'époque c'était vraiment l'explosion de ce que les imbéciles croyaient être une « révolution sexuelle », bien que ça n'ait rien de révolutionnaire. C'était simplement l'arrivée de la pilule ! Victor Herbert restait donc à l'écart de tout cela. Je lui proposai d'être mon producteur.
Il me dit qu'il ne voulait pas dépenser pour rien, qu'il voulait quelque chose d'important. Je lui dit qu'il s'agissait de Picasso. Il trouva cela formidable et me dit « d'accord ! ».
Je commençai donc à monter « la chose ». Nous avons d'ailleurs commencé les répétitions chez lui. J'ai d'abord fait appel à ma vieille amie Bernadette Lafont. Il s'est avéré qu'elle ne pouvait pas parce qu'elle avait eu une proposition de film. Nous avions déjà fait des happenings ensemble, notamment au Festival de Cassis en 1966. Elle y avait participé avec Taylor Mead, mais cela est une autre histoire...
J'ai donc demandé à Rita Renoir. J'ai aussi recruté Taylor Mead que je connaissais depuis New York. Il avait tourné dans les films de Warhol. Je recrute aussi Jacques Seiler, le mari de Rita Renoir, qui était un excellent comédien qui avait joué dans des pièces de Queneau. Quant à Rita, elle avait l'obsession de devenir une grande actrice, style Comédie française. Elle était très marrante et très dure à la fois. On vivait tous dans la même maison, et elle fouettait son mari ! Elle avait des prétentions de tragédienne. Elle déclamait son texte et tout le monde rigolait. Certains se disaient que j'avais un vrai talent de mise en scène, alors que je n'y étais pour rien, et j'avais horreur de la mise en scène! Je ne faisais pas du théâtre moi ! Mon travail consistait à laisser les gens s'exprimer totalement librement, en les combinant comme on fait un collage, mais un collage vivant. J'avais donc choisi Rita Renoir pour son côté ridicule et grandiloquent. Cela contrastait totalement avec Taylor Mead ! Lui était comme un petit chien-chien, il levait la patte pour pisser sur elle comme sur un réverbère. Elle lui foutait de grands coup de pied, cela lui faisait mal, alors il aboyait, la mordait et ça virait à la bagarre.
Les autres actrices et acteurs, dont Jacques Blot, un copain militant trotskyste, c'était un très bon comédien. Il y avait aussi Lásló Szabó, qui avait joué dans des films de Godard, et qui était lui-même metteur en scène, Dorte Oloé et pleins d'autres, dont des acteurs non professionnels, notamment Catherine Moreau qui tenait un stand aux puces, et qui aimait beaucoup montrer ses seins... qui étaient magnifiques.
C'était un mélange de happening et de non-théâtre. Emmanuelle Khahn qui à l'époque était une grande star de la haute-couture nous avait fait les costumes gratuitement. Le designer Roger Tallon avait aussi participé aux décors gratuitement. Nous faisions tous cela par passion. Mon assistant Allan Zion et moi-même n'étions pratiquement pas payés .
Donc pour nous c'était un travail militant, politique, artistique, existentiel... Ce n'était pas du spectacle, c'était la vie. Après avoir cherché un endroit, Victor Hebert, notre bailleur de fonds, nous a dit « Picasso c'est très bien, mais il faut aller là où les gens connaissent Picasso ». Pour ma part je refusais de faire cela dans un théâtre, car cela aurait rabattu le sens sur le théâtre et c'est ce que nous ne voulions pas. Il nous fallait donc trouver un système autre. Nous ne pouvions pas le faire en plein air à cause de la pluie, alors nous nous sommes dit qu'il fallait louer un chapiteau. Le problème était le choix du lieu. Herbert avait raison de vouloir attirer du monde. Nous avons donc choisi Saint-Tropez. D'abord ce n'était pas trop loin de Cannes où Picasso résidait, et puis, il se rendait souvent à Saint-Tropez. Nous supposions donc que dans la région à l'époque, la peinture avait son importance, et que la vie d'artiste intéressait encore des gens.
Nous avons donc pris le train pour Saint-Tropez. Il y avait sur le port un grand nightclub qui s'appelait le Papagayo avec une immense cours intérieure dans laquelle on pouvait installer notre chapiteau. Le propriétaire était partant à l'idée qu'il s'agisse de Picasso. Ce lieu nous convenait parce qu'il y avait un bar, ainsi que des chambres pour les acteurs, cela nous déchargeait de certains aspects.
Des copains m'ont invité à Sainte-Maxime. On entendait des gens qui chantaient sur la plage et nous trouvions cela génial. C'était des hippies anglais, qui dormaient sur la plage avec leurs sacs de couchage. Pour bouffer ils faisaient passer le chapeau. Ils ont expliqué qu'ils s'intéressaient à William Burroughs et qu'ils s'appelaient Soft Machine. A l'époque ils étaient inconnus, et n'avaient pas encore fait d'album. Je leur ai proposé de jouer dans la pièce comme musiciens et acteurs. Ils ont tout de suite accepté, ils ne savaient pas où dormir. Ils nous ont donc rejoint en stop à Saint-Tropez, et c'est peut-être cela qui les a lancés sur le plan mondial. Ils étaient excellents.
On a organisé la première conférence de presse dans la cour du Papagayo. Nous étions en mai et cela devait se tenir en juillet.
Il y avait là une bonne femme qui me détestait et détestait les happenings. Elle nous traitait d'anarchistes et de drogués. Elle faisait, déjà à l'époque du people. Il y avait plein d'autres journalistes, et je leur ai dit qu'il était dommage que nous soyons insultés par une salope dans le Figaro. Elle a immédiatement réagi en partant de la conférence, et les autres ont écrit et répandu cette anecdote qui a tourné au scandale.
Le maire de Saint-Tropez faisait partie du SAC, Service d'Action Civique, c'est-à-dire les troupes armées de choc du parti gaulliste. C'était un sale bonhomme, anti-gauchistes, anti-hippies, bref un anti tout! En 1968, ils allaient d'ailleurs se manifester avec virulence. Il en a donc profité pour nous virer, en nous interdisant sur le territoire de Saint-Tropez. Il disait que nous allions attirer les drogués, les clochards... Bref il n'en avait rien à foutre de Picasso et encore moins des happenings ! C'était une guerre. La guerre entre les artistes libres et la société. Mais cela, j'avais toujours connu ! Et ça a toujours été comme cela. Mes amis Marcel Duchamp, Man Ray et Max Ernst me disaient que cela avait toujours été comme ça. Perret et Breton me disaient que soit on est un esclave de l'industrie culturelle, et l'on fait ce que l'on nous dit de faire, soit on a une certaine dignité, un désir de recherche et de subversion, et on a forcément tout la société contre nous. Il ne faut donc pas s'étonner, on sait que cela fonctionne ainsi.
Personnellement, j'en avais vu d'autres ! Notamment avec mes happenings qui avaient été interdits. J'avais déjà été arrêté pour cela donc ça ne me faisait ni chaud ni froid. Nous nous sommes donc mis à la recherche d'un autre lieu. Nous avons trouvé le carrefour de la Fourche à Saint-Tropez. Il paraît que maintenant il y a un supermarché, mais à l'époque c'était un terrain vague où venait s'installer le cirque pour les enfants. Il y avait beaucoup de campings aux alentours, c'était donc des gens pauvres qui venaient passer leur vacances là, tandis qu'à Saint-Tropez c'était les riches. Nous étions sur la commune de Gassin. Nous sommes allés voir le maire de Gassin, qui, lui, était socialiste. Il était intéressé par mon projet autour de Picasso et nous a donné le permis. Mais l'EDF a refusé de nous faire le branchement électrique, nous avons donc loué un groupe électrogène à Marseille. Les flics nous rôdaient déjà autour...
Lorsque certains membres des SAC ont vu la pièce ils ont tirés dans notre générateur. Heureusement nous étions assurés, car le générateur était bousillé. Nous avons retrouvé des balles de fusils dedans ! Nous avons dû retourner à Marseille chercher un autre équipement ! C'était vraiment la guerre entre nous et l'establishment. Il ne faut pas oublier que sous De Gaulle il y avait eu le scandale des Paravents de Genêt, que plusieurs films avaient été interdits, que Jean-Jacques Pauvert, l'éditeur de Sade, avait été pourchassé par les tribunaux... Sans parler de dictature, je dirais qu'il y avait à l'époque une « tendance dictatoriale », une tendance vers un état policier. Les hippies aux cheveux longs, les femmes qui ne portaient pas de soutien-gorge, les fumeurs de joints, ceux qui avaient une sexualité différente, tout cela était violemment, voire physiquement, attaqué. On sentait que ce conflit pouvait dégénérer entre nous et la société capitaliste, bourgeoise, moralisatrice. On assumait cela.
Moi, j'avais été militant anarchiste depuis la guerre d'Algérie, dans le groupe Noir et Rouge. Ce groupe avait d'ailleurs pris une grande ampleur en 1968 à Nanterre, je n'étais pas né de la dernière pluie non plus! Les autres avaient des tendances plus ou moins trotskardes ou marxistes, ou plus ou moins rien du tout, mais en tout cas, le consensus parmi notre petite tribu, était qu'il ne fallait pas se laisser marcher sur les pieds et qu'on était là pour faire de la poésie, de l'art, mais aussi pour essayer de contribuer le plus lucidement possible à un mouvement de transformation de la société. Encore une fois, on ne savait pas où et quand, mais on savait que ça allait venir, c'était en 1966-67.
Donc quand ce con de Vincent Pontet a dit cette phrase : « La France s'ennuie » : attention il parlait pour lui ! Nous, nous sentions dans notre corps, dans notre vie quotidienne, dans notre manière d'affronter le monde et le réel, que quelque chose allait arriver. Ce n'était un secret pour personne, mes principales influences étaient André Breton et Benjamin Perret, qui a toujours été un révolutionnaire conséquent, en plus d'être le plus grand poète surréaliste. Je militais dans plusieurs groupes: Noir et Rouge, dont j'ai déjà parlé, mais j'assistais aussi aux réunions de Socialisme et Barbarie qui était un groupe marxiste anti-stalinien, j'allais aussi aux réunions du groupe Arguments qui représentait une autre tendance marxiste anti-stalinienne. Tout cela représentait un monde qui comptait tout au plus 2000 personnes dans tout Paris. Mais c'était une minorité agissante et pensante qui allait dans le sens qui m'intéressait moi, c'est-à-dire dans le sens d'une pensée qui ne se laissait pas domestiquer.
La pièce a eu un énorme succès, c'est-à-dire le succès qui m'intéressait le moins : le monde, la presse, la télé. C'était rempli tous les soirs, et nous avons dû jouer pendant deux mois et demi, sept jours sur sept. Ce qui m'intéressait le plus c'était que quelque chose était en train de se constituer, quelque chose de mai 68 avant l'heure. Les gens venaient de toute l'Europe en auto-stop ou en 2CV. Des gens qui ne savaient même pas où dormir, et qui avaient vu cela à la télé au Danemark, en Italie... Ils dormaient tous les soirs sous le chapiteau. Ils n'avaient pas un rond pour bouffer. Alors quand on avait trois francs six sous, et l'argent de quelques billets vendus ─la plupart entraient gratuitement ─on faisait de grands spaghetti pour tout le monde à l'entracte. Eux partageaient leurs joints. C'est vrai que tout le monde se défonçait, et je n'affirmerais pas qu'il ne s'est pas passé des choses plus ou moins collectives que la morale bourgeoise réprouve ! C'était banal à l'époque.
Donc il y a eut à la fois un petit succès mondain vis à vis des gens de Saint-Tropez qui venaient s'encanailler, mais ce qui m'intéressait le plus c'était cette jeunesse apatride, européenne, venant de partout et de nulle part, qui se reconnaissait là dedans. Et ce sont eux qui ont fait le succès de Soft Machine. C'est ce peuple de jeunes gens-là qui voulait une autre vie, qui voulait vivre autrement, et pour qui ce nouvel art avait un sens.
La première partie c'était Picasso. On a toujours été extrêmement soucieux de s'en tenir exactement à ce que Picasso avait écrit. Quand il est venu deux ou trois fois nous rendre visite, il était content de voir des femmes nues, à son âge. Je lui ai dit que nous avions fait attention au texte et que nous n'avions rien ajouté ni rien enlevé, et il m'a répondu : « Mais il faut être libre ! ». Lui il s'en foutait, mais nous, moralement, c'était important de devoir s'y tenir. Ensuite il y avait un entracte, on donnait à manger et à boire. Après il y avait des happenings. C'était tous les soirs. Cela durait parfois jusqu'à quatre heures du matin, et quelquefois les musiciens continuaient à jouer pendant que le soleil se levait. C'était vraiment autre chose, ce n'était pas du théâtre. C'était un mode de vie différent.
On a beaucoup innové dans la technique, non pas parce qu'on cherchait à innover, on se savait pas ce que l'on faisait. Je vous mentirais en vous disant qu'on l'a fait exprès. Par exemple il y avait dans le texte, qu'il faut lire absolument, une voix off qui parlait, la voix d'un récitant . Or je ne voulais pas que cela soit n'importe quoi, j'ai donc pris avec la permission de Picasso, le profil d'une sculpture de Dora Maar, en plâtre je crois, que j'ai d'ailleurs remis plus tard dans mes expositions Picasso, et je l'ai reproduite en polyuréthane, ce truc blanc très léger qui ressemble de loin à du marbre, exactement reproduite en très grand, trois mètres cinquante de haut. C'était donc Dora Maar qui avait été la femme de Picasso, La femme qui pleure de Picasso. Moi, j'étais filmé par une caméra noir et blanc en circuit fermé. Elle filmait ma bouche. Il y avait un cache et ma bouche était projetée sur la statue. La statue parlait.
C'était extraordinaire. D'abord il y avait les musiciens qui étaient des acteurs et qui jouaient, ensuite il y avait la statue qui parlait. Tous les soirs j'avais établi cette règle du jeu très « artaudienne », très « johncagienne » qu'on pouvait improviser et surprendre les autres, pour qu'il n'y ait pas de routine. Les acteurs se prenaient donc au jeu, sauf Rita Renoir qui insistait pour faire tous les soirs la même chose ! Taylor Mead était formidable. Il était homosexuel. Il amenait ses amants sur scène. Il faisait la chochotte. Il nous faisait beaucoup rire. Il était tellement génial que lorsqu'il arrivait déguisé en chien sur scène, à quatre pattes avec sa longue queue et ses longues oreilles, tout le monde éclatait de rire. Et lui regardait le public. Il possède un génie comique que dans les films de Warhol on ne voit pas très bien. Là, il improvisait des choses. Un jour il draguait sur la plage et rencontre un jeune homme qui avait un chameau. Il gagnait un peu d'argent en prenant les gens en photo dessus. Taylor l'a amené depuis la plage, c'était très loin, dix, quinze kilomètres, et c'est pour cela qu'il était en retard, et il est arrivé sur scène. Il y avait un praticable haut de près de deux mètres, et il a fait monter le chameau dessus. Le chapiteau était rond avec une scène en demi lune montée sur des praticables et il y avait des gradins pour le public. Il arrivait pour jouer sa partie, en chien qui tenait un chameau. Évidemment Rita Renoir s'est mise à hurler et à l'insulter, les Soft Machine se sont mis à jouer et à danser autour du chameau. Mais il a eu peur et s'est mis à faire des bouses énormes. Les gens hurlaient de joie. On n'avait rien prévu, mais le génie ça consiste à improviser, à laisser les gens libres, il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit. Le problème, ensuite, a été de faire descendre le pauvre chameau. Cela a été la croix et la bannière et il a finalement passé la nuit sur scène. On a réussi à le faire descendre le lendemain. On improvisait tous les soirs des choses nouvelles, c'était absolument fabuleux.
Ça a été plus ou moins filmé, beaucoup photographié. Chaque deuxième partie était donc consacrée aux happenings. Il y a eu des concerts Fluxus faits par Ben, par Michel Asso, j'ai moi aussi fait plusieurs happenings, ainsi que bien d'autres gens. J'ai fait un happening qui s'appelait Mon cul sur la commode pour emmerder Rita Renoir qui disait toujours « Ça n'a pas de sens cette pièce! Il n'y a pas de mise en scène, c'est mon cul sur la commode! » Cette expression, c'est ce que les comédiens se disent entre eux pour dire que c'est une mauvaise pièce. Je trouve cette expression magnifique. « Mon cul sur la commode », c'est ce que les mauvais comédiens appellent le théâtre d'avant-garde. C'est comme « cubisme ». Quand Louis Vauxcelles a employé ce terme c'était pour ce moquer de Picasso et Braque, mais eux l'on repris en disant qu'ils étaient cubistes.
Ça a donc duré tout l'été, et cela a été une aventure extraordinaire. J'y ai d'ailleurs rencontré la femme de ma vie. Nous nous sommes retrouvés trente ans après et nous vivons ensemble ! C'était des aventures humaines.
L'art servait à abattre les barrières et les prisons dans lesquelles les gens s'enferment. Les psychanalystes parlent de mécanismes de défense contre le monde. Mais à force de bâtir ces murs de défense, les gens vivent dans des cages. Ils n'osent pas s'exprimer, penser, agir. Ils sont pris dans ce carcan qui est, soit-disant, une armure mais qui les emprisonne. Ce qui était extraordinaire avec le joint, avec le sexe, avec l'art et le happening, avec le mouvement politique et le mouvement social et le mouvement existentiel que représentait cette culture, c'est qu'on se sentait rassuré. Rassuré par le nombre de gens concernés, et par « l'internationalité » de la chose. Il y avait des gens qui ne parlaient pas le français, mais qui sentaient qu'ils appartenaient à la même chose. Il y avait cette esprit d'abolition des barrières nationales, des barrières de classes. Il y avait un côté tribal, mais dans un sens dynamique, et qui était vraiment une préfiguration de mai 68. On tendait vers quelque chose sans savoir vers quoi. On a compris un an plus tard.
J'ai fait beaucoup de happenings dans ce sens, à Knokke-le-Zoute, et dans bien d'autres endroits. Gassin était une petite chose parmi tout un mouvement énorme qui a duré de 1960 à 1967. Quand je me suis investi totalement et sans réserve, avec mes copains de Nanterre dans le mouvement révolutionnaire naissant, je me suis dit que ce n'était plus la peine de faire des happenings puisque tout le monde en faisait. A l'American center, ce que j'ai fait en détruisant des voitures n'est pas tombé dans les oreilles des sourds ! Les gens qui y ont assisté ont aussi senti que cela préfigurait mai 68. Beaucoup d'anarchistes qu'on a vu sur les barricades de Gay-Lussac étaient allés à mes happenings. Le matin du onze mai 1968, était la plus belle exposition d'art que l'on verra au monde. C'était deux kilomètres de bagnoles calcinées, renversées, resculptées, transformées... Et c'est ça l'art. C'est ce que Chamberlain essaie de faire, et quelquefois c'était spontané, anonyme, collectif. C' était un phénomène massif. C'est pour cela que j'ai arrêté les happenings. Cette dynamisation de la politique par l'art, cette dadaïsation de l'action politique a tellement bien porté ses fruits que l'étincelle a mis le feu à la plaine. Je n'étais pas le seul, il y avait beaucoup d'autres personnes dont les Situationnistes évidemment. Il fallait donc mettre le feu ailleurs puisque tout était en flammes.
Donc ce que nous avons fait à Gassin, et à Cassis un an avant en 1966, participait de la même chose. Quand j'ai fait mon énorme happening au port de Cassis il y avait plus de cinq mille participants, tous les campings environnants. Les gens du Living Theater sont descendus à poil, sur des chevaux, en pleine nuit. C'était magnifique ! Les flics ont été appelés et une compagnie de CRS est venue de Marseille pour tout massacrer. Ils frappaient tout le monde. Nous avons pris d'assaut le commissariat où deux de nos copains étaient en garde à vue, et nous les avons libérés ! Ce n'est pas mai 68 ça ?!
Comment le dire... c'était dans l'air. Encore une fois, je rappelle que nous n'avions pas de scénario. Nous n'étions pas de ces putshistes à scénario. Mais on allait vers quelque chose, c'était de l'ordre de l'instinct, du spontané et du désir inconscient et conscient. Alors Gassin et la pièce de Picasso, dont l'organisation a été incroyable, et qui a duré tout l'été 1967, ça participait absolument de ce mouvement-là. Ensuite ça a d'ailleurs continué dans la piscine à côté de là et ça s'appelait « Sun Love ». Il y a des photographies.
Certains journaux appelaient à notre arrestation. Il y avait les flics tous les soirs, mais nous avions l'habitude. J'ai retrouvé des photos inédites de l'American Center sur lesquelles on voit les flics nous photographiant. Ils avaient des dossiers sur tout le monde. Mais on s'en foutait ! Nous n'avions rien à cacher. Un esprit était en train de naître et de proliférer, au sens de rhizome tel que Guattari et Deleuze en ont parlé plus tard. Et ça, les flics l'ont compris longtemps avant les historiens de l'art !
C'était un mouvement de fond, une lame de fond qui les a terriblement inquiétés ! Tout comme les gens des institutions qui sont terrorisés à l'idée de toute remise en jeu ou en question des structures...
Pendant longtemps je ne voulais rien publier là-dessus. Mais je prépare maintenant un gros livre chez Hazan. Car c'est terrible, je me dis que les gens d'aujourd'hui ne savent pas. Ils ont entendu parler de cela, il y a un mythe, une légende, mais ils mélangent tout! C'est un peu de ma faute car par défiance envers la marchandisation, j'ai longtemps refuser de publier. Mais maintenant, je voudrais le faire pour tirer les choses au clair. Les américains eux ont toujours fait des archives. Ils avaient plus d'argent, ils ont fait des films... Et puis nous, nous étions la plupart du temps défoncés...
On a retrouvé des films par hasard, on était de très mauvais archivistes. Ce qui fait que c'est beaucoup plus difficile maintenant. Mais en même temps, on ne s'est pas vendu, et ça, ça me fait plaisir !
Le happening et la performance, même longtemps avant nous, avec Gutaï ou Dada, ça n'avait jamais eu le statut d'œuvre. Hors c'est de l'art, qu'on le veuille ou non. Les marchands ne pouvant pas gagner d'argent avec cela, et les musées ne pouvant pas vraiment l'exposer, considèrent que ce n'est pas vraiment de l'art car ce n'est pas une marchandise. Il n'empêche que l'expérience est artistique.
Quand les américains ont voulu consacrer une exposition au happening au Whitney Museum, ils ont choisi uniquement le happening américain. Il s'agissait de rétablir cet ignoble nationalisme. En plus c'était bidon puisque au lieu d'avoir des artistes, ils ont engagé des acteurs pour jouer ! Ils ont reconstitué des happenings de Claes Oldenburg dans lesquels j'avais joué. Ils ont donc rabattu cela sur du théâtre. C'est totalement scandaleux. Donc à cause de tout cela je n'ai jamais voulu tremper là-dedans et continue à ne pas vouloir. J'ai résisté. Et maintenant je n'accepte de participer que lorsque je sens que mon interlocuteur comprend à la fois les problèmes artistiques, mais aussi philosophiques et politiques de la chose.