'' Temps de rémanence [1] | Une histoire de la performance sur la Côte d'Azur de 1951 à nos jours

Temps de rémanence [1]

Par Cédric Moris Kelly, chargé de mission recherche à la Villa Arson.

Donner à percevoir indéfiniment l’éphémère, communiquer un récit et ses images pour cerner un objet d’étude disparu sans l’épuiser. Permettre au public de visiter un type d’œuvres d’art rare car envolé. Le caractère plurimédia du web,  son mode de transmission à facettes, soit le déploiement à échelle massive du système de classification idéale pensé par le bibliothéconomiste  et mathématicien Shiyali Ramamrita Ranganathan [2], sont peut-être le terrain parfait pour le développement d’une telle ressource.

Une performance est en perpétuelle mutation, de sa conception au souvenir qu’il en reste, premièrement en fonction de l’acception même du terme performance mais aussi en fonction des protagonistes et des témoins dont les souvenirs et les récits sont parfois — devrions-nous dire toujours — émaillés d’informations complémentaires ou de contradictions. C’est le procès de la performance sans jugement que nous lançons aujourd’hui, samedi 30 juin, avec le site performance-art.fr.

Depuis cinq ans nous rencontrons tous les acteurs de cette pratique artistique sur le territoire de la Côte d’Azur. Tous, ce n’est déjà pas tout à fait vrai car chaque rendez-vous a été l’occasion de sortir à nouveau notre carnet d’adresses pour noter de nouveaux noms. Notre démarche a ainsi suivi une courbe exponentielle dans les rencontres potentielles, dans les récits possibles d’œuvres disparues. Malgré ces cinq années de recherche, le travail accompli bien que gigantesque, n’est pas achevé.

Cette démarche se distingue a priori des missions d’un centre d’art qui n’a pas vocation à constituer un patrimoine. Nous avons mené ici un travail buissonnier en cherchant à donner à voir un patrimoine immatériel. Ce dernier point confère un caractère expérimental au projet, en adéquation avec le rôle d’un centre d’art. En outre, ce processus d’investigation nous a conduit à la découverte de pratiques singulières, parfois déjà très documentées, mais qui souvent avaient été oubliées par l’histoire de l’art.

Ces rencontres nous ont amenés à récolter des traces documentaires mais également des récits. En sortant une boîte de diapositives de la cave ou du placard d’un artiste, nous avons été témoins à plusieurs reprises de la mémoire en action faisant de notre interlocuteur un usager inévitable de l’hypotypose voire un hâbleur. Les images retrouvées ont souvent été le support d’anecdotes truculentes à la croisée de l’engagement artistique et des vicissitudes du quotidien.

Selon Jean Dupuy, Serge III qui faisait de l’auto-stop avec un piano sur la Nationale 7 en 1969 aurait pu ne pas rester sur le bord de la route. Un camion s’est apparemment arrêté lui proposant de le conduire à Paris mais Serge III était là pour la photographie. Le mythe parfois se délite mettant à l’épreuve notre croyance. Bien souvent elle en ressort grandie, la beauté du premier récit entendu l’emportant.

À l’inverse, Pierre Pinoncelli, que beaucoup accusent de s’être arrêté à Villefranche-sur-Mer lors de son voyage Nice-Pékin à bicyclette en 1970, a produit une quantité de documents qui attestent que son voyage se termina à la frontière de la République populaire de Chine. Quel conteur croire ? Et cela a-t-il finalement une véritable importance ? C’est peut-être dans les plis de la mémoire que l’œuvre disparue devient à nouveau habitable, sous une forme certes totalement différente.Il est alors nécessaire de remettre la trace à sa place, fragment désirable d’un puzzle insoluble.

Ces regards croisés nous ont souvent été laissés par écrit. Nous avons confié aux artistes un questionnaire sobre, conçu pour convenir à toutes sortes de performances, qui nous a permis de récolter des données factuelles, d’identifier les traces documentaires existantes et de cerner le déroulé de l’œuvre et son intention. Libre à eux de le compléter ou pas, avec sagesse ou excès [3].

L’ouverture de notre démarche trouve, nous l’espérons, un aboutissement dans un site web participatif tel que nous le lançons. Plutôt que d’éteindre les mythes, nous espérons au contraire que cet outil les alimentera. Nous résolvons par ce biais le paradoxe de la documentation institutionnelle d’une forme créative érigée dans les années 1950 et 1960 contre un art de professionnels et contre le marché [4]. Aucun témoignage saisi dans la base de données, qui constitue la source d’informations structurée pour la banque de données et le site internet en ligne, n’a été modifié suite à la découverte de renseignements contradictoires. Notre rôle n’est pas d’être partisan mais passeur, tendant à l’objectivité autant que faire se peut.

Les technologies apportées par un environnement de production web nous permettent de donner un prolongement à cette éthique. En faisant cohabiter dans un même espace visuel une multitude de traces, en permettant d’y accéder selon toutes les ontologies objectives possibles définies par notre groupe de recherche institutionnel [5], nous espérons avoir trouvé un niveau d’abstraction suffisant dans la conception de cette base de données pour laisser libre cours à toutes les subjectivités. Très concrètement, le choix technologique s’est porté lors de la naissance de la base de données sur le langage XML. Il est de maniement simple car il suit une structure linéaire et hiérarchique facilement conceptualisable (DTD [6]), il est « serialisable » à volonté selon les besoins ou au contraire peut verser dans le relationnel en phase de production. Nous nous sommes appuyés pour jauger de la cohérence des ontologies sur les recommandations XSL du W3C, en particulier XSLT et Xpath. Chaque balise, ou élément d’identification sémantique permettant un traitement automatisé, est multipliable à l’infini. Un objet performance, dit parent dans une vue hiérarchisée, peut prendre autant d’objets documentaires, factuels ou nominatifs que nécessaire comme enfant [7]. Cette caractéristique technique protège la pluralité des points de vues.

En phase de conception de base de données sur un corpus qui n’était pas clos car en perpétuelle complétion, la ductilité d’un arbre XML a permis des ajustements continus jusqu’au 8 juin 2012 afin de trouver, le plus simplement possible, la forme du réceptacle prêt à accueillir cette masse d’objets dont la nature même est extrêmement hétérogène. Une fois la structure arrêtée, nous l’avons migrée vers un système de base de données nativement relationnelle, SQL. Celui-ci permet d’appliquer en phase de production les contraintes d’intégrité nécessaires à la complétion de la base par une multitude de contributeurs, et ce, en prenant en compte tous les types de contenus qui pourraient y être versés. L’inventaire des types de contenus potentiels a été réalisé sur les 736 performances aujourd’hui accessibles sur le web. Nous espérons cet échantillon représentatif de ces pratiques artistiques.

SQL nous permet donc de lancer une application multiutilisateurs : plusieurs requêtes peuvent être effectuées en même temps sur la base de données. Cette migration technologique marque le passage de la ressource de notre groupe de recherche institutionnel à la sphère publique et la stabilisation du schéma de base de données.

En résumé, nous prévoyons de lancer une plateforme collaborative, aussi bien pour la publication de nouveaux contenus ou l’enrichissement de ceux déjà présents, que pour l’appropriation par le public des contenus proposés. D’un art éphémère, qui n’a d’existence qu’en présence d’un public et en interaction avec celui-ci, comptant sur sa subjectivité, nous proposons un outil qui agrège des traces objectivables, cette fois soumises à la subjectivité des visiteurs et des contributeurs du site.

Il nous est arrivé lors de nos rencontres avec les protagonistes de cette histoire, après avoir trouvé des pièces documentant une performance qui attisaient notre curiosité, d’obtenir en retour une réaction amusée. Le ou les artistes interrogés ne pensaient pas un jour être questionnés par une institution sur cet événement, et donc, peut-être verser dans l’histoire ce qu’ils considéraient être une simple anecdote.

Notre sujet d’étude a dû toujours être envisagé avec simplicité et retrait, c’est-à-dire sans tomber dans la tentation d’écrire une démonstration univoque [8] en arrangeant les faits, mais plutôt en livrant une histoire parmi d’autres avec la légèreté d’une image rémanente.

Cédric Moris Kelly

 

[1] - En physique “Persistance partielle d’un phénomène après disparition de la cause qui l’a provoqué”, Trésor de la langue Française, 1971 – 1994, 16 volumes.
En technologie de l’image, le temps de rémanence mesure la lenteur d’un écran à effacer des images censées avoir disparu, il s’exprime en millisecondes.

[2] - Les cinq lois de bibliothéconomie énoncées par Ranganathan (“Books are for use, every reader his/her book, every book its reader, save the time of the reader, a library is a growing organism”) sont facilement transposables au web. Leur application passe en outre par la possibilité de trouver un même document selon tous les axes de classification imaginable. Ceci est rendu possible quand un contenu est reproductible à l’identique sans conséquences matérielles.

[3] - Sur simple demande les artistes ou témoins de performance peuvent obtenir un accès réservé au site qui leur permet d’éditer des contenus documentaires et textuels.

[4] - Voir à ce propos le manifeste de George Maciunas rédigé en 1963.

[5] - Titre, sous-titre, lieu(x), date(s), contexte(s), durée(s), type(s) de contexte, artiste(s) concepteur(s), exécutant(s), témoin(s), protagoniste(s) anonymes(s).

[6] - “The purpose of a DTD (Document Type Definition) is to define the legal building blocks of an XML document. A DTD defines the document structure with a list of legal elements and attributes.” w3schools.com, DTD tutorial, <//www.w3schools.com/dtd/default.asp>.

[7] - Anders Berglund, Scott Boag, Don Chamberlin, Mary F. Fernández, Michael Kay, Jonathan Robie, Jérôme Siméon, XML Path Language (XPath) 2.0 (Second Edition), 14 décembre 2010, <//www.w3.org/TR/xpath20>.

[8] - Cette assertion est sans doute un poncif des enjeux de la recherche, au fil de ce projet nous avons été en contact avec plus d’une centaine de protagonistes de cette histoire, artistes concepteurs de performances ou témoins directs. Entendre autant de récits de première main est une expérience précieuse.

''